
PHILIPPE
DRÔLE DE STAR À COEUR OUVERT
Philippe a de plus en plus de mal à marcher. Tout le monde le connaît dans le 15e, rue du commerce. Il a son coin à lui, ses habitudes, dans la rue depuis tant d’années. Quand Sans A_ l’a rencontré, il a immédiatement parlé d’un fauteuil roulant électrique… Mais en creusant un peu, en discutant avec lui encore et encore, ce qu’il voulait vraiment c’était… Un peu d’amour, d’amitié, de discussion et de temps partagé.
Car ne vous y trompez pas, derrière ses fausses Ray-ban aviateur, l’homme de 63 ans est une sacrée rock-star. Moins dans ce quartier du 14ème arrondissement, qu’il habite depuis qu’il a fallu s’installer dans une chambre de SAMU social après “l’accident”, mais dans le 15ème tout le monde le connaît, on lui fait la bise. “Les gens se demandent où je suis depuis huit mois ! À la boulangerie où je fais la manche depuis quinze ans, rue du Commerce, ils demandent : il est où Phiphi, il est où ? Si vous saviez, wa wa wa, je suis connu là bas ! Je ne sais pas trop pourquoi ils m’ont mis dans une chambre, ici à Alésia. Moi je veux retourner dans le 15ème. D’ailleurs c’est toujours là-bas que je reçois mon courrier, mais tu sais, maintenant j’peux plus marcher, c’est quand même pas tout près…”
DANS UN SAC
POUBELLE
Philippe Le Cloerec est né à Alençon, dans l’Orme, un 6 décembre 1955. La carte postale en dentelles s’arrête là. “On m’a raconté—-parce que moi je ne peux pas me souvenir, forcément, je sortais à peine de la maternité—-que j’ai été trouvé dans un sac poubelle. Un sac poubelle ! Des éboueurs il paraît. au pied de la mairie.” Adopté dans la foulée de sa découverte, le nouveau-né tombe “très mal”. Madame “M.”, n’est pas exactement ce qu’on ce qu’on appellerait une mère poule.
CAGIBI ET VENTRE CREUX
Ses premières années, Philippe les passe à l’intérieur. Entre quatre murs bien étroits. Littéralement dans ce qu’il nomme “un cagibi”, espace minuscule où le gamin passe ses heures enfermées à rien faire. “Rien. Sans rien. Sans lumière, sans eau, sans rien à manger, parfois j’étais obligé d’uriner là, sous une latte de parquet.” Le régime alimentaire est sommaire, le sans abri évoque du pain sec, des patates, une eau douteuse. Quant aux autres enfants, “Ha non, ce n’est pas mes frères et soeurs ! Ils étaient… Enfin j’ai toujours été solitaire quoi”, il n’en parle pas. Préfère oublier. Une seule lumière : celle des matinées qui lui permettant de s’envoler vers l’école. À pieds, en blouse unie et culotte courte, “C’était comme ça dans le temps tu sais”, il est là à 8h30 tapantes, le ventre creux. “Je n’étais pas très grand, châtain clair, et j’avais les même yeux bleus qu’aujourd’hui ! Qu’est ce que j’étais mignon ! A l’école on m’appelait le poussinet.” Le nom de l’école, de a rue, de la maîtresse ou le surnom gallinacé, des détails infimes émaillent le récit. “Tu sais pourquoi je me souviens de tout ça ? Mais parce que ça m’a marqué. Cette enfance là, c’était pas une enfance…”
LES ROUTES DE LA GALÈRE
Un coup frappé au carreau de la voiture, c’est le gong qui sauvera Philippe. La main aidante est celle de Michel D., patron de l’usine champignonnière, qui entre dans une colère froide en découvrant qu’une de ses salariées traite ainsi le jeune garçon qu’elle élève. “Il m’a fait passer par l’arrière de l’usine, et on est allé voir ma mère nourricière, pour la convaincre de me laisser travailler. Au début elle voulait pas, elle disait que j’étais pas capable de me lever le matin, mais on m’a mis à l’essai. Et pour être sûr que je vienne bien à l’usine à 6h, Monsieur D. m’a hébergé les premiers jours. C’était un homme incroyable… Un Saint tu sais.” Philippe prendra son propre appartement à Mamers quelques temps plus tard. Mais Madame “M.”, elle, ponctionne son salaire, jusqu’à ce que la manœuvre soit découverte et la secrétaire définitivement remerciée. “Mon argent, je l’ai jamais revu. J’attends toujours qu’elle me rembourse ! Mais je peux toujours attendre, je ne sais pas ce qu’elle est devenue et je ne veux pas le savoir. Elle est sûrement décédée maintenant… »
Comme un pied de nez à la vie qui l’a malmené, Philippe Le Cloerec est un bon vivant. Pas un fin gourmet mais un vrai gourmand. La bouteille, il ne la renie pas non plus. Et quand il raconte ses embûches, il balaie le passé avec sa main l’air de dire « c’était horrible mais y’a pire ». Pendant quinze ans, la vie lui a même quasiment foutu la paix. Toujours à l’usine, il a fini : “accroche-toi ! chef de la sertisseuse quand même !”. Et puis, le licenciement. La boîte qui ferme, le chômage, les routes. “La galère. Je vivais de la fin d’mes droits, de la manche, j’ai même bossé dans les cuisines des Emmaüs. Je suis connu dans toute la France ! J’me levais tôt, le matin, pour équeuter les haricots pour tout le monde ! Et tu sais ce que je cuisine le mieux ? Le bœuf bourguignon ! “ Et puis, il y a quinze ans, Philippe débarque à Paris. Directement dans ce 15ème arrondissement qu’il ne quittera plus. Philippe y tombe amoureux, vit avec une femme, se marie. “C’était le bonheur oui, mais 7–8 ans de bonheur, dans une vie, c’est quoi ?” En 2012 l’amour décède. Beaucoup trop tôt. “C’est les seules fois de ma vie où j’ai fêté Noël.”
QUELQUES MOTS D’AMOUR
Ce midi-là au square, un large pansement couvre une récente plaie dans les plis droits du cou. Dans les premières secondes de la rencontre, Philippe avait prévenu penaud : “ha non je suis désolé mais pour les photos aujourd’hui, ça ne va pas être possible, c’est vraiment pas joli… ou alors il faudrait me prendre que du côté gauche, d’accord ?” On rassure le faux Narcisse, qui enchaîne dans un haussement d’épaules : “Tu sais ce que c’est ? J’avais une artère de bouchée à droite, j’ai été opéré mardi matin. Sans — écoute-moi bien hein ! — sans être endormi. J’ai crié, pleuré… Tout ça, c’est aussi lié à mon accident…”
L’accident, c’était il y a presqu’un an maintenant. « Vers la fin octobre, enfin en tout cas il faisait froid, un sale temps ! Je faisais la manche à ma place habituelle, et quand j’ai voulu me lever, impossible ! Je n’arrivais plus à bouger, du bassin jusqu’au pied ! Ils ont eu du mal à trouver ce que c’était, j’ai fait scanner, IRM, tout ça… C’était un AVC. A droite. » Depuis, l’arpenteur des rues le fait en fauteuil roulant ou en déambulateur. Soulagé de ne pas avoir, finalement, perdu l’usage de ses jambes. « Mais quand même, ils ont dû me mettre une sonde urinaire…à vie ! Elle est là, elle est là. » Il pointe un renflement sous le pantalon. « Mais ça se voit pas du tout, hein ? »
Sur la liste de ses envies, Philippe ne dresse pas de demandes tapageuses. Jouer aux jeux de société, discuter, regarder une comédie, rencontrer Patrick Sébastien, dîner sur un bateau-mouche au pied de la Tour Eiffel. Mais surtout, quelques mots d’amour pour son anniversaire. Au début, il avait pensé à un fauteuil roulant électrique, une belle bécane à quatre roues pour faciliter ses aller-retours incessants, mais finalement non. Parce que ses jambes le portent encore derrière son déambulateur — « bon je dois faire pas mal de pauses, m’asseoir régulièrement, mais ça va ! » — mais surtout parce que quand il fait le bilan, à 60 ans passés, c’est d’amour et de compagnie dont il a le plus manqué. « Une enfance sans bisou, tu sais ce que ça veut dire ? »
En venant le voir, on avait préparé une petite surprise pour Philippe. Des premiers mots d’affection, rédigés par la communauté de Sans A_, et une proposition artistique pour compléter sa mise en lumière. Est-ce que ça lui plairait, si on faisait peindre son visage par l’artiste Swed Oner, sur un mur libre de la ville ? Rires et hésitations : « Ha non, ha non !… Enfin… Pourquoi pas… Mais alors, dans le 15ème hein ! » Petit caprice d’une douce rock-star.